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Publié le par Dirty Epic

      Plus personne ne s’intéresse à nous. D’après les journaux c’est déjà beau d’être en quart de finale. Il est loin le souvenir de la coupe du monde, l’équipe survit sur des acquis vieillissants et elle mise sur des jeunes qui voudraient vivre leur rêve. Et je suis au milieu de tout ça, je suis sept sur le terrain et seule dans ma tête. L’euphorie de 2003, je m’en souviens encore, la dureté de la finale, le relâchement de la fin, et toutes les larmes, ces larmes qui m’ont cachées le monde pendant près d’une heure, j’ai dû regarder les vidéos parce que je n’avais rien vu.

 

       La pression dans les vestiaires est si forte que mes épaules ne bougent plus, mon maillot bleu pousse mon corps au sol. Les copines me soutiennent, j’ai sept cœurs qui battent pour moi, mon énergie revient enfin. Olivier me donnent quelques consignes que j’entends à peine, j’ai beau écouter, je n’entends pas, le sang tape dans mes oreilles.

       Sur le terrain j’aperçois mes adversaires, les Russes, j’ai longtemps perdu contre elles. Dans les tribunes je vois des drapeaux tricolores, quelques visages peints, comment peut-il y avoir autant de places vides pour un quart de finale des J.O. ?  Dans mon dos j’entends Valérie crier, c’est une guerrière, ses cheveux tressés remplacent ses peintures de guerre. Premier coup de sifflet, le match commence, me voilà partie pour soixante minutes de lutte, d’attaque et de défense, à parcourir le terrain pour chercher le centimètre libre qui me permettra de survoler la zone.

       Je n’ai plus de stress, je mène ma barque ; première balle, un rebond, une passe. La balle me paraît plus petite que d’habitude, elle ne glisse pas. On monte déjà, première attaque, un but. Je sens que j’ai la partie en main, les Russes jouent sur leur physique, elles sont impressionnantes, de vraies tours d’ivoire. Je suis déjà bousculée, au sol tout me semble plus calme, je glisse et tout s’arrête. Mariama me relève, je sens qu’elle transpire déjà beaucoup. On marque sur le jet franc. Le match est à nous, je le sens. Les Russes ont peur, je le vois dans les yeux de Maria Sidirova. On mène à la marque et on creuse l’écart, j’ai déjà marqué deux buts et je me sens en forme. Valérie a déjà sorti deux penalties, elle hurle, elle en veut, elle me donne vraiment envie de me battre, je sens sa force sur tout le terrain. Les Russes nous tournent autour nous rentrent dedans mais elles ne passent pas. Je prends un sacré coup dans les côtes mais personne ne siffle. Souffle coupé, je retourne en défense. Olivier râle sur le banc, je prie pour qu’il se taise, les arbitres laissent passer trop de choses, ça l’énerve et je le comprends, les soi-disant passages en force nous font plus de mal qu’aux Russes qui se relèvent toujours plus vite pour revenir au score.

       Ca siffle, je ne comprends pas pourquoi. Je demande à Véronique qui semble aussi perdue que moi. Olivier se prend un carton jaune, putain je comprends pas. On mène toujours et l’arbitre siffle la mi-temps.

 

       Dans les vestiaires, tout résonne, j’ai la tête sous l’eau pendant qu’un préparateur me masse les épaules. Un coup de froid sur mes côtes, l’hématome commence déjà à se faire voir. Les copines ont l’air plus détendues que moi, je ne sais pas comment elles font, moi j’ai le cœur à l’envers, encore une fois, je l’entends, il me dit stop et je le fais taire en soufflant un bon coup.

 

       Merde, les Russes nous remontent, Olivier décide de me sortir et il a raison, je ne le sens pas. Je ne marque plus, je me traîne, mais pas de fatigue. Je m’énerve, j’ai peur. Je veux agir sur le jeu, je le vois mieux d’où je suis mais quand je suis le terrain le parquet se dérobe sous mes pieds.

       Temps mort. Olivier me fait rentrer à nouveau, cette fois je n’ai plus de panique, j’ai oublié la Russie, le quart de finale, les arbitres, je vais jouer. On n’a qu’un but d’avance, mais après tout c’est un classique dans le hand. Maintenant on va avancer à pas de souris, sans laisser marquer Irina Poloratskaya. Ce match ne me plaît plus. Je sens que je ne suis pas pour lui, trop de contact, trop d’arrêts de jeu que je ne comprends pas, trop de sept mètres qui nous échappent, Irina qui commence sérieusement à m’énerver mais je tiens bon.

       Il reste moins d’une minute et on mène, je dois tenir bon. Merde elles marquent. Putain on fait quoi ? Je hurle, du plomb en fusion coule dans mes veines, j’ai la rage. Je dois marquer, je dois marquer. Me démarquer avant. Courir, tourner. J’ai un mur russe dans le dos je ne peux pas tirer. Je passe. L’arbitre siffle. Fin du match. Nul.

 

       On doit encore jouer dix minutes alors qu’on a mené tout le match. Putain je veux que ça s’arrête et c’est en gagnant que tout s’arrêtera. Et tout pourra continuer. Valérie nous motive encore une fois, elle sait toujours comment nous parler.

       On laisse les Russes prendre la balle pour les premières cinq minutes. J’ai tout le courage du monde dans mon corps, les muscles à fond, j’en veux. Le terrain nous appartient, on va leur montrer. On mène toujours. Les Russes reviennent. On mène encore, on se démène. Je marque. Il reste trente secondes et il y a toujours égalité. Alexandra est devant leur zone, elle fait le pressing, elle obtient la faute ! Et pourquoi on ne tire pas ? Il nous reste du temps encore, merde on doit tirer ! Le match est fini ? je comprends rien, même les Russes ne savent pas s’il faut quitter le terrain. Je sers les dents, je sens une goutte de sueur perler le long de mon dos. Les arbitres nous accordent enfin deux secondes pour un G franc. Ridicule. Je tire sans illusion.

       Le combat ne finira jamais, j’ai du feu dans les yeux, il faut brûler encore dix minutes. Deuxième prolongation, je ne sais même plus si sur toute ma carrière ça m’est déjà arrivé. Mais il faut jouer, j’ai ça dans le sang. On mène toujours, on le tient ce putain match ! Nina se fait exclure, j’ai une boule dans la gorge, j’ai le mot « injustice » qui rebondit dans ma tête, des milliers de balles d’injustice qui dansent autour de moi, sur un parquet que des Chinoises essuient avec des serviettes bleues. Notre bleu qui sert à éponger la sueur des Russes, ça me tue. Au loin, j’entends la Marseillaise.

       28-28, je suis le long de la zone, bien placée, on continue de jouer à six, et on n’a presque plus d’occasion de tir. Sophie me passe la balle alors que j’ai deux Russes sur moi ; sans élan, sans espace, je tire. A trente secondes de la fin je fais la différence, j’ai tenu. L’arbitre lève la main. Mon but est refusé. Les larmes qui coulent me cachent à nouveau le monde. Je suis perdue, ai-je perdu ? J’entends les filles qui crient, Olivier court près du banc. Tout est ralenti, je ne suis plus. Ne pas craquer. Tenir, encore un peu.

       Et le match recommence encore une fois. L'enfer est dans la répétition. Les Russes mènent et il nous reste trente secondes. Les trente secondes les plus longues de ma vie s’égrainent à chaque passe, à chaque rebond, on vise une dernière prolongation, ce serait de la folie d’accélérer le jeu maintenant, mais il faut qu’on le marque ce putain de but. Même Valérie est montée, on a l’avantage numérique, j’ai la rage, je…

       Faute.

       Au compteur il ne nous reste que quatre secondes. Je ne sais plus quoi faire, mon cœur s’est tu depuis bien longtemps. Les filles me regardent en attendant une solution que je n’ai pas, même après sept ans de réflexion je n’aurais pas trouvé de réponse. Mes dents se serrent, les muscles de mon bras se mettent à taper. Quatre secondes, une passe, un tir. La Russie a monté son mur, protégeant sa zone comme son dernier trésor. La décision fut prise simplement. Je vais passer la balle à Véro qui tirera. Tout notre destin se retrouve propulsé entre ses mains. Mais elle a l’expérience, elle a le cran, je sais qu’elle y arrivera.

 

       J’oublie mes larmes, j’oublie mon cœur, j’oublie le feu dans mon corps. Coup de sifflet, je passe la balle, Véro se débat comme elle peut, les secondes tombent, je les sens me frapper les tempes à chaque pas de Véronique. Et l’arbitre siffle la fin.

       Mon corps se vide et mes membres disparaissent. J’ai une balle de hand qui remonte dans ma gorge, je veux la vomir mais ma tristesse sort par les yeux. Le monde s’écroule sous moi, les lattes du parquet sont autant d’échardes qui viennent déchirer ma fierté. Je me réveille en pleurs dans les bras de Nina, mais le cauchemar est toujours là.


       Sous la douche mes larmes se noient dans le flot qui s’écoule. Dans les vestiaires, je retourne mon sac sur le banc, je ne trouve plus ma montre. Je n’ai pas le temps de la chercher, je l’ai perdue.



Publié dans Mes humeurs

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A
très prenant comme texte, je sis tout stressé maintenant !!! aux chiottes l'arbitre !
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E
Merci pour cet article très bien écrit et qui décrit mieux que tout commentaire sportif le désarroi vécu par nos handballeuses nationales! J'ai suis moi aussi restée scotchée devant ce match où tout semblait les désigner gagnantes, sauf les arbitres!Même si les handballeurs français ont assurés, les femmes méritaient tout autant de gagner tant elles ont bataillé pour cette victoire!Cette défaite est non sans rappeler celle d'Alexis Vastine en boxe qui s'est effondré après s'être vu infligé une double pénalité à 20 secondes de la fin du match...Et après on s'étonne que les arbitres se prennent des kicks....
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F
Texte écrit le mardi 19 août 2008, après le quart de finale France-Russie de handball féminin aux JO de Pékin.Les noms sont des personnes existant, mais le rôle n'est pas forcément 'vrai'. Les joueuses étaient là, les événements se sont passés mais je ne savais plus qui avait fait quoi.Je voulais juste écrire la tristesse qu'on peut ressentir après une lutte aussi acharnée.J'ai préféré ce match perdu à tous les matchs gagnés par les garçons. La victoire ne fait pas tout.
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